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Première partie: le discours non modulant :: Deuxième partie: les accords à fonction ornementale et le discours modulant

PREMIÈRE PARTIE - 1.1 - La genèse du modèle d'analyse :: 1.2 - La description du modèle d'analyse :: 1.3 - Une pratique d'analyse du discours harmonique tonal de Bach à Wagner :: 1.4 - En guise de conclusion générale

 


1.3 - Une pratique d'analyse du discours harmonique tonal de Bach à Wagner||
A) DES FORMULES - 1. Définition de la formule :: 2. Présentation du petit catalogue du vocabulaire harmonique tonal :: 3. Mode d'emploi du petit catalogue et instructions diverses :: 4. Illustrations du petit catalogue (motifs: 1, 2, 3, 4, 5, 6a, 6b, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, combinaisons de motifs)
B) DES MARCHES - 1. Définition de la marche :: 2. Classification des marches :: 3. Formulation mélodique: les motifs caractéristiques ::
4. L'être tonal de la marche d'harmonie :: 5. Structure tripartite :: 6. Marche modulante ou non? :: 7. Diversification des contenus harmoniques :: 8. La marche d'harmonie comme lieu de subversion :: 9. Conclusion

8. LA MARCHE D'HARMONIE COMME LIEU DE SUBVERSION

Mais, jusqu'où peut aller la variante? Il semble bien que l'utilisation abondante, pour ne pas dire surabondante, de la marche d'harmonie par les compositeurs de musique tonale leur a imposé en quelque sorte de faire montre de plus de plus d'invention, sous peine de banalité. Et c'est ce à quoi ils se sont employés, avec une audace certaine. Certes, il y a là un paradoxe: comment le recours à un stéréotype aussi prégnant dans le discours tonal peut-il se prêter à un renversement de l'ordre? Le paradoxe n'est qu'apparent. C'est justement la force de cette structure, façonnée et reconnue par une longue tradition, qui va leur permettre de faire passer en douce des écarts à toutes sortes de niveaux. Il est en ainsi:

1. Des accords de sixte et quarte à fonction harmonique
C'est dans le cadre d'une marche qu'un accord parfait majeur ou parfait mineur au 2e renversement (à l'état de sixte et quarte) peut revendiquer avec le plus de succès un véritable statut harmonique (plutôt que le statut ornemental qui lui est d'ordinaire alloué):

Exemple 447 : J. Haydn : sonate pour piano, Hob. XVI:13, Menuet, Trio (mes 9-18)
Marche de type no 1 avec accords de sixte et quarte


Exemple 448 : J. Brahms : Intermezzo, op. 75, no 7 (mes 17-21)
Marche de type no 1 avec accords de sixte et quarte


Exemple 449 : F. Schubert : Quatuor à cordes no 1, D. 18, III, Menuetto, Trio (mes 17-26)
Marche de type no 2 avec accords de sixte et quarte


Exemple 450 : F. Chopin : Étude, op. 10, no 12 (mes 65-77)
Marche de type no 1 avec accords de sixte et quarte


Exemple 451 : W.A. Mozart : Phantaisie, K. 475 (mes 73-77)
Marche de type no 1 avec accords de sixte et quarte


Exemple 452 : J. Brahms : Symphonie no 1, op. 68, IV, Allegro non troppo ma con brio (mes 113-115)
Marche de type no 4 avec accords de sixte et quarte



 

2. Des accords altérés par analogie (a.a.)

C'est dans la marche qu'apparaissent des accords altérés sans autre raison que celle de contribuer à la perfection de la symétrie (phénomène relevé par Goldman: p. 218-219, 1965); survenant dans un contexte résolument non modulant, ces accords sont inexplicables autrement (sur le plan syntaxique). Les exemples 453 et 454 donnent, chacun, à voir et à entendre une marche assurément non modulante (compte tenu des critères cités plus haut) et cependant parfaitement symétrique, tant du côté des structures d'accords proposées dans le modèle que du côté de l'intervalle de progression, et ce, grâce à l'emploi d'accords altérés par analogie.

Exemple 453 : F. Liszt : Venezia e Napoli (version révisée), supplément aux années de pèlerinage, Italie, Tarentella (fin)
Marche de type no 2


Exemple 454 : F. Liszt : Notturno, Liebestraum no 3 (mes 9-24)
Marche de type no 10


L'exemple 455 offre, pour sa part, une parfaite symétrie du côté des structures d'accords proposées dans le modèle, alors que l'intervalle de progression oscille entre seconde majeure et seconde mineure:

Exemple 455 : W.A. Mozart : Sonate pour piano, K. 280, I (mes 17-26)
Marche de type no 1


3. Des accords récupérés du total chromatique

C'est dans une marche ascendante ou descendante, le plus souvent à progression chromatique très serrée, que l'on peut observer des accords étrangers aux degrés constitutifs de la tonalité, dans la formation de couples dominante-tonique (en sens droit ou rétrogradé). Tout se passe comme si chacun des douze sons d'une gamme chromatique pouvait servir d'assise à un accord parfait majeur ou parfait mineur agissant comme tonique principale (pour ce qui est du premier degré) ou secondaire (pour ce qui est de tout autre degré).

Figure 41

Figure 42

Exemple 456 : J.P. Rameau : Hippolyte et Aricie, Acte II, scène 4 (mes 712-722)
Marche de type no 3


Exemple 457 : R. Wagner : Parsifal, Acte I, scène 2 (mes 1-10)
Marche de type no 7


 

4. Des couples bizarres

C'est dans la marche qu'on rencontre le plus souvent des couples bizarres ayant toute l'apparence et même acquérant toute la légitimité d'un couple dominante-tonique, à la condition de faire un effort d'interprétation:

Premier couple bizarre:

Figure 43

Pour ce qui est de ce premier couple, illustré à la figure 43, le symbole V9 sur tierce de I s’explique par le recours à une structure de septième diminuée (si - ré - fa - lab) complète ou incomplète, posée sur la tierce (agissant comme anticipation) de I. Cette tierce est confiée le plus souvent à la voix de basse (exemples 1, 2, 3 et 5). Il faut ajouter que, en tant que tel et pour jouer son rôle propre, V9 sur tierce de I doit être suivi immédiatement de I dont il ne peut être séparé que par une autre formulation de V. Dans ce dernier cas (exemples 5 et 6), la tierce de I agit plutôt comme appogiature d’une des notes de la fonction V.

Exemple 458 : F. Schubert : Sonate pour piano, op. 53, D. 850, I (mes 228-240)
Marche de type no 1 rattachée à une tonique secondaire (VI m.m.)


Ce dernier couple pourrait bien sûr relever de l'effet rompu (V-III), mais il arrive que l'étude du contexte incite plutôt à dégager, à son propos, une autre signification. L'examen attentif de tout ce premier mouvement et en particulier des mesures 10-16 et 263-265 permet d'avancer cette interprétation. Les mesures 11 à 16 présentent en fait un cycle de quintes progressant par tierces majeures descendantes à la basse (progression conséquemment vite saturée) avec une suite de couples V9/3ce de I - I, et ceci, très audacieusement, dans le cadre de l'exposition du premier groupe thématique:

Exemple 459 : F. Schubert : Sonate pour piano, op. 53, D. 850, I (mes 10-16)


Tandis qu'on retrouve à la fin (mesures 263-277) de ce premier mouvement le même enchaînement:

Exemple 460 : F. Schubert : Sonate pour piano, op. 53, D. 850, I (mes 261-267)


D'autre part, on peut observer, extrait d'une autre sonate de Schubert, un passage où l'orthographe de ce même couple vient corroborer cette perspective d'analyse:

Exemple 461 : F. Schubert : Sonate pour piano, op. 143, D. 784, II (mes 35-38)


Exemple 462 : F. Liszt : Étude de concert no 3, en réb majeur (fin)


 

Deuxième couple bizarre:

Figure 44

En ce deuxième cas, la fonction V est obtenue par le recours à une structure de septième diminuée, plus précisément, d'une structure de neuvième mineure de dominante sans fondamentale, dont la septième est altérée, soit abaissée d'un demi-ton.

Exemple 463 : F. Chopin : Étude, op. 25, no 11 (mes 49-54)
a) Marche de type no 8 et b) marche de type no 1


Le passage précédent renferme le seul geste qui soit en rupture avec le discours harmonique - par ailleurs tout à fait orthodoxe - qui est celui des études de Chopin, incluant l'opus 10, l'opus 25 et les trois études posthumes (le défi est ailleurs!). Ce geste semble, par-delà le temps, renouer avec le remarquable et singulier début du Moro lasso de Gesualdo, où se trouvent juxtaposés ces deux couples bizarres (en osant cette analyse anachronique):

Exemple 464 : C. Gesualdo : Moro lasso, Madrigaux à 5 voix, livre VI, W.6/74 (mes 1-6)


On retrouve également et encore chez Chopin ce couple V9 sur 7e abaissée - I dans:

Exemple 465 : F. Chopin : Nocturne, op. 37, no 2 (mes 79-84)
Marche de type no 1 avec V9/7e abaissée


et puis, chez Bruckner, dans:

Exemple 466 : A. Bruckner : Motet Graduel Locus Iste (mes 21-29)
Marche de type no 1 avec V9/7e abaissée


5. Des irrégularités d'entrée dans l'oeuvre

C'est encore la marche d'harmonie qui va permettre, de manière fort insidieuse, de rompre avec la tradition d'entrée dans l'oeuvre:

Exemple 467 : L.V. Beethoven : Sonate pour piano no 21, op. 53 (mes 1-13)


Il semble bien ici que l'oeuvre débute avec l'accord de tonique, par rapport à la tonalité principale (do majeur). Mais si l'on écoute de près, si l'on regarde de près, dans l'axe de symétrie proposé par la composition, l'on se rend compte que l'on a affaire à un accord de sous-dominante dans une formule en marche (IV-V-I). Il faut ajouter cependant que la fonction de tonique du premier accord n'est pas niée pour autant et se trouve opportunément restaurée à la reprise de l'exposition. Cette perspective met en lumière le rôle joué par l'accord de si bémol majeur à la mesure 5. Le même phénomène se répète dans l'exemple suivant:

Exemple 468 : F.Mendelssohn : Variations sérieuses, op. 54 (mes 1-4)
a) formule en marche (IV-V) et b) marche de type no 4


Le même type d'analyse s'impose ici. Ce premier accord (de ré mineur), correspondant à la tonique du ton principal, va d'abord être entendu comme la sous-dominante de la dominante dans la formule en marche (IV-V).

9. Conclusion