Avant de clore ce défilé d'extraits musicaux par lesquels nous avons cherché à illustrer les données de cette théorie du discours tonal modulant, il nous paraît indispensable d'insister sur l'opération préalable qui doit présider à cette investigation analytique: soit le découpage formel du texte musical dans son entièreté. Cette opération s'avère plus ou moins complexe en fonction des divers paramètres qui interviennent dans la composition, un texte à facture isorythmique, par exemple, pouvant présenter un coefficient de difficulté supérieure.
Dans le cas d'oeuvres musicales rattachées à un texte littéraire, c'est l'articulation de ce dernier ainsi que son rapport au discours musical qui va guider essentiellement le découpage formel aussi bien au plan de l'ensemble que dans le menu détail. Il va sans dire que l'on prendra d'abord connaissance du texte (poème ou récit) à la fois pour ce qui est du sens et de la structure.
C'est à un large extrait (soit les mes 43-88) du no 2 du Schwanengesang de Schubert que nous ferons appel pour nous expliquer là-dessus. Très étroitement liés au sens et à la structure du poème, les changements notables de figuration qui surviennent constamment tout au cours de l'oeuvre découpent l'ensemble en sections bien nettes et bien distinctes.
Exemple 110 : F. Schubert : Schwanengesang, D. 957, no 2, Kriegers Ahnung (mes 43-88)
En ce qui concerne l'extrait ci-dessus, la mesure 43 fait apparaître, dans une deuxième section qui a débuté à la mesure 29, un changement manifeste de caractère associé à une allure martiale bien accentuée du côté vocal. Mais c'est le plus souvent une rupture de figuration qui vient ouvrir une nouvelle section, comme on peut l'observer à la mesure 61 aussi bien qu'à la rencontre des mesures 72-73. Chacune des sections est ensuite interrogée par rapport à son ou à ses assise(s) tonale(s): y a-t-il ou non modulation en son sein? Ainsi la section qui prend place dans les mesures 61-72 se situe d'abord en do mineur, tonalité introduite une mesure plus tôt par le changement d'état de l'accord final de l'évènement précédent, pour se clore ostensiblement dans la tonalité de la mineur, à la suite d'une demi-cadence phrygienne*. Mais où le pivotement de do mineur à la mineur a-t-il lieu? Évidemment, au cours des mesures 67-68. Mais avec une demi-cadence au premier temps de la mesure 67, ou avec une cadence rompue (avec V de VI m.m. entre V et VI m.m.) à la mesure 68? L'articulation du texte littéraire va nous inciter à faire le choix de la demi-cadence. Et l'on va procéder de la même façon, chaque fois que c'est possible, pour toute décision concernant le moment du pivotement. On pivotera ainsi, à la mesure 73, du ton de do majeur à celui de lab majeur, puis à la mesure 82, du ton de lab majeur à celui de fa majeur. La suite laisse voir le prochain pivotement qui survient au 2e temps de la mesure 88, au moment du changement d'état et de nature de l'accord final de l'évènement précédent. Ainsi, de point d'arrivée en point d'arrivée, s'agit-il de départager les tonalités successives d'un parcours tonal en s'entraînant à identifier le moment des pivotements grâce à une procédure donnée, et toujours la même, pour que l'oreille et l'oeil s'y reconnaissent.