3. La procédure d'installation et le degré d'installation des tonalités
Nous n'allons pas revenir sur la procédure d'installation et d'affirmation d'une tonalité à laquelle toute la première partie de notre site a été consacrée et qui a été abondamment illustrée par un ensemble de gestes réunis en un petit catalogue du vocabulaire harmonique. Mais il convient, dans le contexte du discours tonal modulant, d'introduire des nuances et des degrés à propos de cette installation. Ces nuances et ces degrés s'imposent surtout quand il est question d'un cadre formel déjà systématiquement organisé et donc "attendu" comme celui de la forme sonate. À cet égard, nous proposons la gradation suivante sous forme de tableau:
Figure 7
Les degrés d'installation d'une zone varient donc en fonction des éléments contextuels: cadre formel, relations des parties entre elles et des parties avec le tout (proportions dans le temps et dans l'espace), nature de l'événement qui se déroule dans la zone concernée, intensité en cause, attaque et surtout durée (importance et ampleur, par exemple, d'un geste cadentiel). Les 22 premières mesures de l'opus 58 de Chopin vont nous fournir le contexte permettant de distinguer ces différent niveaux d'installation des tonalités. À l'échelle la plus large, cette exposition de forme sonate présente un parcours tonal des plus classiques: le premier thème (mes 1-16) au ton principal de si mineur se voit opposer un deuxième groupe thématique (mes 41-91) au ton du relatif, ré majeur. Mais le chemin entre ces deux tonalités est loin d'être direct et se fait plutôt sinueux, tortueux.
Exemple 55 : F. Chopin : Sonate pour piano no 3, op. 58, I, Allegro maestoso (mes 1-23)
Les 16 premières mesures sont consacrées à l'énoncé du premier thème, d'abord entendu au ton principal (mes 1-6), puis au ton de la dominante (mes 6-8) et à celui de la sous-dominante (mes 8-12). La tonalité principale est ramenée au moyen d'une marche harmonique ascendante de type no 7 (mes 12-14) qui progresse chromatiquement jusqu'à la fonction V (au 3e temps de la mesure 14) se cristallisant en une pédale de dominante ornée d'un parallélisme d'accords de 6te ascendant et à progression également chromatique.
Figure 8
Afin de sauvegarder l'unité tonale propre à l'exposition d'un premier thème, nous considérons les zones de fa# mineur et de mi mineur comme des zones affiliées et donc apparentées au ton principal. Nous observons qu'une telle façon de faire est habituelle lorsque l'exposition d'un premier thème ou d'un premier groupe thématique comporte une ou des modulation(s). Du ton de si mineur, on passe abruptement et en cascade, dans une sorte de "succession kaléidoscopique" pour emprunter la belle expression de Charles Rosen, aux tons de sib majeur, puis de sol mineur et de mib majeur jusqu'à celui de ré mineur. Ce dernier se fixe et s'allonge considérablement pour faire place à un thème de transition (mes 23-33) qui prépare, à la fois par le lieu (mais au mode opposé) de son installation et par sa figuration mélodique l'avènement du deuxième thème. Considérant ce contexte, nous classons comme zones transit les tonalités à la fois de sib majeur, de sol mineur et de mib majeur entre, d'une part, la zone principale de si mineur, et, d'autre part, la zone secondaire de ré mineur où s'aménage la transition. Par la suite, le deuxième groupe de thèmes se déroule presque entièrement dans le ton de ré majeur, s'en écartant pour une très brève incursion en fa# mineur (mes 52-56), encore là à une zone affiliée, qui vient clore et ainsi délimiter la première section de ce deuxième groupe thématique.
La figure suivante présente le parcours tonal complet de l'exposition ainsi que les degrés d'installation des diverses tonalités qui s'y succèdent:
Figure 9
Notons que le texte de cette exposition, de par sa clarté, évacue la question éminemment délicate de la frontière, et partant du choix à faire, entre une modulation à une zone affiliée et une polarisation secondaire. En effet, la reprise (mes 6-8) de l'énoncé du premier thème, même amputé de sa première partie, ne peut être entendue, par symétrie, qu'au ton de la dominante mineure, alors que sa reprise complète et très légèrement variée (mes 8-12) ne fait aucun doute quant à son installation au ton de la sous-dominante. Des situations autrement plus ambiguës nous mettent quelquefois en face de zones limitrophes dont il faut mesurer l'indépendance de l'installation à la lumière de tous les éléments en présence. L'une de celles-là nous conduit souvent à hésiter entre, d'une part, une cadence à la dominante amenée par une fonction V de V et, d'autre part, une cadence parfaite au ton de la dominante. L'exemple no 56 pose bien le problème.
Exemple 56 : F. Sor : Étude pour guitare, op. 6, no 8 (mes 1-10)
Voici un texte en do majeur dont le premier évènement est constitué par une marche harmonique de type no 9 suivie, comme formule de clôture, d'une longue marche harmonique de type no 1 aboutissant (mes 9-10) à un geste cadentiel ferme que nous ordonnons entièrement à la dominante. Puisqu'il s'agit du premier évènement de l'oeuvre, ce choix nous apparaît s'imposer et partant nous incline à situer toute cette étude dans une perspective non modulante, compte tenu des principaux gestes cadentiels qui viennent ponctuer cette courte pièce. Chaque cas nous oblige ainsi à peser le pour et le contre à la recherche d'une cohérence générale.