C'est ainsi, par exemple, qu'une structure d'accord parfait majeur ou parfait mineur, se présentant sous la forme de I 6/4 et survenant entre V de V et V, sera systématiquement renvoyée au plan ornemental. Cette double appogiature (l'appogiature pouvant être définie comme une note entendue à la place de celle que l'on attendait...) de la fonction V sous forme de I 6/4 majeur ou mineur est assurément l'accord à fonction ornementale le plus fréquent de tout le discours tonal. C'est pourquoi nous avons pris l'habitude de le désigner expressément, entre parenthèses au-dessus de la fonction V, dans l'analyse de chacun des fragments où il apparaît sur ce site.
L'emploi de I 6/4 comme double appogiature de V est à ce point si bien établi et convenu qu'on le rencontre souvent privé de la résolution des appogiatures sans que pour autant son rôle de dominante ne soit mis en doute. On a là une complicité réelle entre émetteur et récepteur et c'est sous cet angle qu'on l'entend dans l'exemple suivant:
Exemple 1 : L.V. Beethoven : Symphonie no 8, op. 93, I, Allegro vivace con brio (mes 345-350)
Le même phénomène se vérifie dans les exemples nos 7, 296, 310, 331 et 332 de la première partie du site.
Cet accord de I 6/4 comme double appogiature de V, qu'on observe d'ordinaire lors d'un changement de fonction harmonique, joue un rôle capital dans le repérage des points cadentiels importants - lorsqu'il s'agit, par exemple, de procéder au découpage formel d'un texte tonal - puisqu'il vient accentuer le plus souvent la fin d'un évènement, pouvant être plus ou moins long (fin d'une phrase, d'une section...). Cependant on peut également le rencontrer en début d'oeuvre et même au sein de la première unité structurelle harmonique (U.S.H.) (voir exemple 43 de la première partie, mes. 2), donnant par sa présence un poids supplémentaire à l'installation de la tonalité.
Mais ajoutons d'une part, que l'accord de I 6/4 parfait majeur ou parfait mineur peut s'avérer le résultat de bien d'autres notes ornementales que des appogiatures, comme des notes de passage (voir exemple 43 de la première partie, mes. 8), des broderies (voir exemple 58 de la première partie, mes 3), des retards (voir exemple 43 de la première partie, mes 15), etc.
Ajoutons, d'autre part, que l'accord de 6te et 4te parfait majeur ou parfait mineur issu de l'emploi de notes ornementales de toutes sortes peut apparaître sous bien d'autres formes que I 6/4, ainsi:
Exemple 2 : W.A. Mozart : Quatuor avec pianoforte, K. 478, II, Andante (mes 1-4)
Exemple 3 : F. Chopin : Étude, op. 10, no 5, Vivace (mes 1-4)
Exemple 4 : F. Schubert : Quatuor à cordes no 1, D. 18, I, Andante (mes 1-9)
Exemple 5 : R. Schumann : Novelette, no 8, op. 21, Allegro brillante (mes 227-235)
Attardons-nous maintenant au cas singulier et fort récurrent d'un accord de 6te et 4te, provoqué par l'échange, entre la voix de basse et l'une des voix supérieures, de leur note respective, par le biais de notes de passage, lors de la persistance de la même fonction harmonique.
Exemple 6 : J.S. Bach : Le clavier bien tempéré, vol. I, prélude no 10, BWV 855 (mes 13-18)
Exemple 7 : W.A. Mozart : Sonate pour piano, K. 331, II, Menuetto, Trio (mes 85-88)
Exemple 8 : L.V. Beethoven : Sonate pour piano, op. 31, no 3, I, Allegro vivace (mes 89-100)
Exemple 9: J. Brahms : Sonate pour piano, op. 1, I, Allegro (mes 118-124)
Une procédure analytique, induite de la démarche pratiquée dans les exemples précédents (nos 6 à 9) peut alors se dégager, formulée de la manière suivante:
ABA = A ou ABA' = A
et nous préciserons:
à condition que B ne soit ni V de A, ni IV de A, et à condition que A et B ne relèvent pas de deux unités structurelles harmoniques (U.S.H.) différentes, comme on peut l'observer à l'exemple 43 de la première partie du site, aux mesures 13 à 15, dans l'ensemble V - VI - V, où les fonctions V - VI se présentent comme la fin d'une première U.S.H. (N - V - VI) s'imbriquant dans une deuxième U.S.H. (VI - V - I).
La formule ABA = A peut même s'allonger, par le jeu de l'échange, soit jusqu'à une suite d'accords où la même fonction harmonique revient périodiquement pour assurer sa permanence en de multiples variantes (comme ABACADA... = A), soit jusqu'à une suite d'accords remplissant le rôle de B (comme ABCA = A, ABCDA = A, etc).
Note: dans les exemples suivants, l'emploi de chiffres arabes au-dessus de la portée permettra de désigner la sonorité des accords à fonction ornementale en cause, indépendamment de leur orthographe et de leur état (renversé ou non).
Exemple 10 : R. Schumann : Humoreske, op. 20, 8e section, Stretta (mes 9-22)
Exemple 11 : F. Chopin : Étude, op. 25, no 11, Allegro con brio (mes 17-22)
Exemple 12 : J. Brahms : Symphonie no 4, op. 98, I, Allegro non troppo (mes 27-37)
Exemple 13 : F. Schubert : Sonate pour piano, op. 42, D. 9, I, Moderato (mes 34-39)
Exemple 14 : J. Brahms : Symphonie no 2, op. 73, I, Allegro non troppo (mes 77-82)
Dans les exemples qui précèdent, nous avons noté que l'échange peut donner lieu à plusieurs accords successifs à fonction ornementale.
On doit aussi remarquer que l'élément A peut revêtir différentes formes, tout en privilégiant les sonorités d'accords de 7e diminuée ou de 7e de dominante, à condition que celles-ci puissent assumer la même fonction harmonique. Ainsi en est-il également dans l'exemple suivant où diverses formes de la fonction harmonique V de V se trouvent amenées par ce jeu de l'échange entre la voix de basse et chacune des voix supérieures, intervenant à tour de rôle au gré des divers accords de 6te et 4te, tandis que la voix chantée arpège trois notes de la fonction V de V (soit fa - la bémol - si bécarre orthographié do bémol):
Exemple 15 : F. Schubert : Winterreise, op. 89, no 20, der Weigweiser, Mässig (mes 54-67)
Figure 1
De même, dans l'exemple à venir, on retrouve, à la suite d'un accord napolitain, diverses formes de la fonction V entre lesquelles des accords de 6te et 4te sont générés par des jeux d'échange tandis que la voix supérieure répète la même note obstinément:
Exemple 16 : F. Liszt : Étude d'exécution transcendante no 10, Allegro agitato molto (mes 120-130)
Un procédé identique est à l'oeuvre dans ce passage de Chopin, encore sous la répétition obstinée d'une note à la voix supérieure (sol bémol ou fa dièse), tout en nous conduisant du ton de do dièse mineur à celui de ré bémol majeur (un simple changement de mode):
Exemple 17 : F. Chopin : Nocturne, op. 27, no 2, Lento sostenuto (mes 37-46)
Enfin, et encore une fois chez Liszt, avec les 34 premières mesures de Après une lecture du Dante (Fantasia quasi sonata), oeuvre qui accorde à l'intervalle de triton un rôle fort, structurel, on observe ce même manège survenant à la suite d'une marche de type no 8 introduite par un intervalle de triton. Ce dernier se révèle un élément d'un accord de 7e diminuée qui approche ornementalement la fonction V du ton de la bémol mineur (tonalité à distance de triton de la tonalité principale de ré mineur):
Exemple 18 : F. Liszt : Après une lecture du Dante, no 7 de la 2e année de pélerinage (Italie), Andante maestoso (mes 1-34)
Figure 2
Enfin, pour conclure à propos des accords de 6te et 4te, il importe de rappeler qu'ils peuvent aussi revendiquer, et avec succès du fait du contexte dans lequel ils sont insérés, un statut harmonique indépendant, comme nous l'avons déjà fait remarquer dans le cadre des marches d'harmonie. Revoir, à cet effet, les exemples 447, 448, 449, 450, 451 et 452 de la première partie du site.
On observera que, dans à peu près tous les cas où les accords de 6te et 4te jouent un rôle proprement harmonique, la basse de ces accords survient soit à l'intérieur d'un trait de gamme, soit au moment d'une pédale:
Exemple 19 : J.S. Bach : 12 petits préludes pour débutants, no 2, BWV 927 (mes 1-2)
Exemple 20 : J. Brahms : Symphonie no 4, op. 98, I, Allegro non troppo (mes 1-4)
Exemple 21 : L.V. Beethoven: Sonate pour piano, op. 2, no 1, I, Allegro (mes 18-28)
Exemple 22 : F. Schubert : Sonate pour piano, D. 959, III, Scherzo (mes 17-33)
Exemple 23 : R. Schumann : Carnaval, op. 9, no 5, Eusebius, fin (4 dernières mesures)